Comment la dystopie a marqué le cinéma français

Alphaville

CNC про антиутопію у французькому кінематографі.

Depuis les années 60, la dystopie permet aux cinéastes de délivrer un message fort. Retour sur un genre qui n’a pas fini de nourrir leur imagination.

Le concept de dystopie n’est pas nouveau. Alors que la science-fiction littéraire, née au 19ème siècle, avait fantasmé un avenir radieux à travers le progrès technologique, la Grande Guerre et la montée des totalitarismes qui suivit n’épargnèrent pas la fiction. En littérature, les œuvres séminales sont Le Meilleur des mondes (1932) d’Aldous Huxley et surtout 1984 de George Orwell où la dictature de Big Brother façonne les esprits et les âmes. Et l’actualité donnait raison à ces auteurs : après les bombes atomiques sur le Japon, après la Shoah, il était clair que l’avenir pouvait – et risquait – de devenir le champ de ruines et de violence promis.

En France, le cinéma d’après-guerre s’est immédiatement emparé de ce registre pour imaginer des fables plus ou moins politiques. Ce sont notamment les cinéastes de la Nouvelle Vague et leurs satellites, qui vont s’y atteler. Le moyen métrage La Jetée qui date de 1962 est le film le plus connu de Chris Marker, artiste d’avant-garde et touche à tout de génie. Il met en scène un voyageur du temps, venu d’une Terre ravagée par la guerre atomique et envoyé dans le passé pour tenter de modifier l’avenir. La postérité du film est immense : il fait partie des modèles de la saga Terminator et a fait l’objet d’un fameux remake, L’Armée des douze singes, tourné par Terry Gilliam en 1995.

La dystopie, de Godard à Resnais

Peut-être moins mélancolique, Jean-Luc Godard se frotte à la dystopie avec Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution (1965). Godard tourne son film à Paris, dans la toute nouvelle Maison de la radio et dans l’immeuble Esso (détruit depuis) du quartier d’affaires flambant neuf de la Défense. Ce que décrit surtout le cinéaste c’est la résistance à une société contrôlée par les ordinateurs, le refus d’une civilisation en guerre avec les artistes, les penseurs et les amants. Cette vision politique sera celle de François Truffaut un an plus tard, en 1966, quand il part tourner en Angleterre son adaptation de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, classique de la littérature dans lequel les livres incarnent le mal, et où la philosophie et l’histoire sont prohibés pour préserver le bonheur des hommes. Là encore la SF et la dystopie permettent au cinéaste de porter un regard critique sur la société de son temps, d’alerter sur les dérives de son époque et d’avoir un terrain de jeu fictionnel illimité. Exactement ce qu’Alain Resnais cherchait en se frottant à l’anticipation ou au fantastique (Je t’aime, je t’aime, L’Année dernière à Marienbad, Providence…). Dans les années 50, la SF dénonçait le péril atomique à coups de discours pacifistes ; dans les années 60, la guerre du Viêt Nam donnera une couleur anti-impérialiste (et parfois anti-américaine) aux fictions du futur.

La dystopie vue par les cinéastes du « look »

Dans les années 70, le cinéma découvre qu’il n’est plus le seul média d’images et la télévision conquiert l’imaginaire du pays. Etrangement la dystopie se fait plus rare et ce n’est sans doute pas un hasard si dans La Mort en direct (1980), Bertrand Tavernier montre un futur où les maladies ont été éradiquées et où une femme est soignée grâce à l’implant de caméras dans les yeux qui vont la transformer en héroïne d’une télé-réalité terrifiante. Au même moment, Christian de Chalonge adapte le roman Malevil de Robert Merle et raconte comment les survivants d’une attaque atomique (dont Michel Serrault, Jacques Drutronc et Jean-Louis Trintignant) essaient de reconstituer une société primitive.

Mais à cette époque, la dystopie va surtout être investie par des jeunes réalisateurs obsédés par la belle image (c’est la décennie du clip et du montage vidéo) et par les trouvailles visuelles. Ceux que les critiques anglais ont appelé les cinéastes du « Look » (ou les néo-formalistes) investissent le genre pour retrouver l’héritage aventureux et poétique de Méliès. Si Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet signent en 1981 le court métrage quasi orwellien Le Bunker de la dernière rafale, c’est leur Delicatessen, dix ans plus tard, qui reste comme l’une des dystopies françaises les plus célèbres : au milieu d’un no man’s land de fin du monde, les habitants d’un immeuble se livrent au cannibalisme sans le savoir. Dans son premier film, Luc Besson s’emparait lui aussi du genre. En 1983 son Dernier combat, très inspiré par Mad Max, se situait dans un futur en ruines (et filmé en noir et blanc) où les hommes ont perdu les femmes et la parole. Le film cristallisait sans le savoir les thèmes essentiels du courant : environnement aliénant, stylisation extrême, narration elliptique… Tout ce qui correspondait parfaitement aux canons de la SF.

Un genre toujours très présent au cinéma

La dystopie a naturellement continué d’alimenter l’imaginaire du XXIème siècle. Des artistes aussi différents que Cédric Klapisch (avec son Paris futuriste et ensablé dans Peut-être), l’Autrichien Michael Haneke (fidèle à son cinéma radical et refusant consciencieusement de se soumettre au genre dans Le Temps du loup) ou Enki Bilal qui adapte sa BD La Foire aux immortels dans Immortel Ad Vitam en sont les témoins les plus évidents.

Le film le plus radical et le plus engagé du genre viendra de Riad Sattouf : après le succès des Beaux gosses, l’auteur de L’Arabe du futur arpente les chemins de la dystopie avec Jacky au royaume des filles qui imagine la « République populaire et démocratique de Bubunne », où les hommes vêtus de voiles sont soumis à une dictature militaire féminine.

Quelques années plus tard, à la frontière entre la dystopie et le fantastique, Seuls (2017) de David Moreau adaptait la BD à succès dans laquelle des adolescents se réveillent dans un Paris vidé de ses habitants. Cette tentative française de reprendre les arguments d’une production américaine comme Divergente ou Hunger Games, utilisait habilement les codes visuels (couleurs désaturées et contrastées) et les thématiques (héros ados) de ces franchises. Ces deux extrêmes (Jacky au royaume des filles et Seuls, la fable satirique et le vrai film de genre) montraient que la dystopie à la française savait s’épanouir sans être une pâle copie de modèles anglo-saxons plus riches. Mais la rareté du genre en France lui donne des allures de laboratoire et fonctionne souvent comme un immense terrain d’expérimentation. En cela, elle reste l’expression la plus parfaite, la plus pure, d’un vrai cinéma d’auteur.

CNC, 28 лютого 2019 року